III
LE RETOUR D’UN VÉTÉRAN

Le capitaine de vaisseau Neale, du Styx, interrompit sa conversation matinale avec son second pour laisser à Bolitho le temps de descendre l’échelle. Cela faisait sept jours qu’ils avaient quitté Plymouth ; Neale était encore surpris par l’énergie inépuisable dont faisait preuve son amiral.

Bolitho avait eu le temps de se faire une bonne idée des côtes ennemies ainsi que des bâtiments qu’il avait à sa disposition. Le lendemain du jour où ils avaient eu Belle-Ile à la vue, leur premier contact avec un bâtiment de la patrouille côtière, l’Epervier, avait constitué un premier choc. Si l’on exceptait un brick rapide, précisément baptisé Le Rapide, il y avait eu encore une autre frégate dans ce secteur, La Sans-Rivale. Neale fit la grimace : il y avait eu. Son commandant, s’étant fort rapproché de terre, avait commis l’erreur fatale de ne pas garder assez d’eau pour pouvoir regagner facilement le large. Deux bâtiments ennemis situés à son vent s’étaient rués sur lui et seule son expérience avait permis au commandant de La Sans-Rivale d’échapper à la capture ou à la destruction, ce qui, pour ce qui concernait la petite force de Bolitho, serait revenu au même, car, voiles percées de partout et gréement en piteux état, La Sans-Rivale était allée péniblement se faire réparer dans un chantier.

Neale leva les yeux vers la flamme du grand mât. Le vent était revenu au nord, assez fort avec des rafales. Il espérait que la frégate survivante était arrivée sans dommage à bon port, malgré ses avaries.

Bolitho fit un signe à Neale, qui s’était découvert. Quelle que fût l’heure à laquelle il décidait de monter sur le pont, même avant l’aube, Neale était toujours là avant lui. Si quelque chose n’allait pas à bord, il voulait le voir par lui-même, sans que l’on en eût parlé à l’amiral. On voyait qu’il avait été à bonne école.

Tandis qu’Allday lui servait son café, Bolitho songeait à son escadre encore un peu plus rabougrie. En attendant l’arrivée de renforts, il n’avait désormais que deux frégates en patrouille, et un brick pour garder le contact avec les deux escadres plus imposantes placées respectivement au nord et au sud. A Whitehall, sur une carte murale, cela semblait jouable. Ici, alors que l’aube éclairait d’une lueur jaunâtre les rangées de lames infinies, il se sentait en plein désert.

Mais ils allaient bientôt apercevoir une pyramide de voiles, loin par le travers, là où l’Epervier croisait en vue de Belle-Ile pour surveiller le trafic local qui longeait la côte en route pour Nantes ou, vers le nord, en direction de Lorient.

Comme ils doivent nous haïr ! songeait-il. Des bâtiments obstinés, battus par les tempêtes, tous les jours sur la brèche. Qui attendaient l’occasion de jaillir pour capturer une prise à la barbe de l’ennemi ou de se débander pour rejoindre le gros de l’escadre si l’amiral français avait le front de les provoquer.

Il était content de ce qu’il avait vu de sa petite force. Il avait embarqué à bord du brick puis de l’autre frégate, se faisant tremper à chaque fois lorsqu’il avait été contraint de sauter sans façon à bord en profitant d’un moment où son canot était soulevé sur une lame.

Il avait vu les hommes sourire et en avait déduit que ses petites bravades étaient appréciées.

Il fallait qu’ils le reconnaissent pour un des leurs, non comme un amiral lointain qui trônait sur la dunette d’un gros trois-ponts, mais comme celui qui serait au milieu d’eux dans le danger.

— Le vent a tourné, remarqua-t-il.

Neale surveillait ses gabiers volants qui s’élançaient en haut pour établir le perroquet.

— C’est vrai, amiral, le pilote affirme qu’il refusera encore avant la tombée de la nuit.

Bolitho sourit : le pilote devait avoir ses raisons. Les gens de cette espèce semblaient posséder un don pour deviner ce qu’allait faire le vent avant qu’il le sût lui-même.

Sept jours qu’ils avaient quitté Plymouth. Cela résonnait comme un chant funèbre dans sa tête, et il avait bien peu de chose à en déduire. Même si toute son escadre arrivait, que ferait-il, que dirait-il ?

Il n’avait eu qu’une seule petite idée. Les deux commandants qu’il avait rencontrés, Duncan, un jeune homme assez bourru, tout rougeaud et qui commandait l’Epervier, tout comme Lapish, encore plus jeune, qui commandait Le Rapide, avaient mentionné la facilité avec laquelle l’ennemi semblait capable de prévoir leurs mouvements. Dans les armées passées, des raids avaient été organisés contre les ports des environs par des bâtiments de ligne et, à chaque fois, les Français étaient parés, leurs batteries et leurs vaisseaux prêts à rendre toute attaque inutile.

Et pourtant, les deux escadres positionnées au nord et au sud arraisonnaient et fouillaient tous les soi-disant neutres, les chassaient hors de toute zone dans laquelle ils auraient pu se rendre compte de la force réelle des patrouilles britanniques. Ou plus probablement, songea-t-il avec amertume, de leur absence de force.

Il se mit à arpenter la dunette le long du pavois, les mains dans le dos, en retournant tous les renseignements dont il disposait. Les Français utilisaient peut-être de petits bâtiments, la nuit. Non, ils auraient été trop lents et incapables de s’échapper si on les détectait. Des cavaliers disposés le long de la côte, parés à partir au galop comme Browne l’avait fait, pour porter les nouvelles aux commandants locaux ? Possible, mais toujours assez improbable. Le mauvais état des routes, les longues distances à parcourir d’un port à l’autre, tout cela rendait les délais beaucoup trop longs.

En dépit de sa volonté de se concentrer, ses pensées revenaient à Falmouth. Belinda avait dû retourner là-bas. Elle avait visité la demeure vide où Ferguson, son maître d’hôtel manchot, avait peut-être essayé de lui expliquer ce qui s’était passé et de la consoler. Mais qu’allait-elle penser ? Que savait-elle des us et coutumes de la marine ?

Elle avait trente-quatre ans, dix de moins que lui. Elle n’attendrait pas, elle n’allait pas accepter de souffrir encore comme elle avait souffert avec son premier mari.

Bolitho s’arrêta pour s’agripper d’une main ferme aux filets. Et si elle était avec quelqu’un d’autre ? Quelqu’un de plus jeune peut-être, mais vissé des deux pieds sur la terre ferme…

Browne vint le rejoindre et lui dit d’une voix faiblarde :

— Bonjour, amiral.

Il ne s’était pas beaucoup montré depuis l’appareillage, mais les vieux marins du bord parlaient avec horreur du combat permanent qu’il menait contre les mouvements impétueux de la frégate, évoquant les remugles épouvantables qui résultaient de ses malaises.

Bon, se dit Bolitho, il a l’air un peu plus vaillant. Bizarrement, alors qu’il n’avait jamais affronté autant de problèmes, tant personnels que tactiques, il se sentait lui-même dans une forme éblouissante. Ce bâtiment, les allées et venues incessantes de visages qui commençaient à lui devenir familiers, tout cela lui rappelait l’époque où il commandait.

Il en ressentait les effets à la fois lénitifs pour son corps et stimulants pour son esprit, que l’on oubliait vite à bord d’un gros vaisseau de ligne.

— Il faut que je prenne contact avec Le Rapide aujourd’hui même, Browne. J’ai l’intention de l’envoyer plus près des côtes, sauf si le pilote s’est trompé sur le changement de vent.

Browne le regardait attentivement : être obligé de réfléchir lui redonnait des couleurs. Mais comment Bolitho faisait-il donc ? Monter à l’abordage, disserter sur les détails du trafic côtier avec Neale, il menait tout cela sans jamais paraître fatigué.

Il essaya de se ressaisir pour rassembler ses idées. Du moins avait-il appris cela de Bolitho.

— Ohé, du pont !

Browne leva les yeux et fit la moue en apercevant la minuscule silhouette perchée tout là-haut dans le croisillon de hune.

— Voile un quart tribord !

Neale arriva à toute allure et Bolitho lui fit un rapide signe de tête.

— Tout le monde sur le pont, monsieur Pickthorn ! Nous allons lofer pour gagner dans le vent !

Sans laisser à son second le temps d’attraper son porte-voix ni aux aides du bosco le loisir de courir en bas pour rappeler l’équipage, Neale déjà calculait, échafaudait un plan, alors qu’il ne pouvait même pas voir le nouvel arrivant.

Bolitho observait marins et fusiliers qui jaillissaient des panneaux avant de se précipiter sur les passavants où ils se rassemblaient aux ordres des officiers mariniers et des aides du pilote.

— Il y a un peu plus de lumière, amiral, annonça Neale. D’un instant à l’autre…

— Du monde aux bras ! Parés à virer !

— La barre dessous !

Vergues et voiles claquaient dans la plus grande confusion, les poulies gémissaient comme des êtres vivants, les cordages couraient dans les réas. Le Styx gîta lourdement, les embruns montaient à l’assaut des passavants avant de tomber comme une grêle de plomb sur les matelots qui déhalaient aux bras.

— En route sud-ouest quart ouest, commandant !

Neale dansait d’un pied sur l’autre en attendant que son bâtiment se fût stabilisé. Les sabords sous le vent étaient quasi dans l’eau.

— Prenez donc une lunette, monsieur Kilburne, et grimpez là-haut.

Et se tournant vers ceux qui se tenaient sur la dunette :

— Si c’est un français, nous allons nous l’assaisonner proprement avant qu’il ait eu le temps de courir à terre.

Comment peut-il montrer tant de confiance ? songea Browne…

Bolitho sentit tout à coup, plus qu’il ne vit, qu’Allday était à ses côtés. Il leva les bras pour laisser le solide gaillard accrocher son sabre à son ceinturon.

Allday avait pris un coup de vieux, alors qu’ils avaient le même âge. La batterie basse ne faisait pas de cadeau lorsqu’on commençait à avoir besoin d’un peu de confort. La vie n’y était pas facile, même pour le maître d’hôtel personnel de l’amiral. Allday aurait été le premier à protester qu’il n’en était rien, de même qu’il se serait empétardé et se serait même senti blessé si Bolitho lui avait suggéré de prendre à Falmouth un repos amplement mérité.

Allday surprit son regard et esquissa un sourire.

— Je suis encore capable de rendre à ces petits garçons à leurs mamans la monnaie de leur pièce, amiral !

Bolitho acquiesça doucement. Lorsque son heure viendrait, ce serait sans doute par une journée comme celle-ci, une journée pareille aux autres, après qu’Allday serait allé chercher son vieux sabre puis qu’ils auraient échangé quelques plaisanteries éculées.

Peut-être tout cela était-il dû à la présence de Neale, au fait qu’il se sentait comme un spectateur.

Il leva les yeux en suivant le mât d’artimon où sa marque était raidie par le vent, comme si elle eût été de métal.

Mais il se ressaisit vite, irrité contre lui-même. Si Beauchamp avait choisi un autre jeune contre-amiral, il en aurait été tout aussi dépité.

Allday s’éloigna, satisfait de ce qu’il avait vu.

Plusieurs lunettes se levèrent brusquement comme des pierriers, et Bolitho dut attendre un peu avant d’entendre Kilburne annoncer tout là-haut, d’une voix affaiblie par la distance :

— Ohé, du pont, pour le commandant ! C’est un anglais !

Il marqua une légère pause, le temps de se raccrocher à son fragile perchoir, et ouvrit son livre de signaux de sa main libre.

— La Phalarope, vaisseau de trente-deux, capitaine de vaisseau Emes, commandant !

— Seigneur Dieu, murmura Allday…

Bolitho croisa les bras et attendit que les bossoirs fussent suffisamment remontés sur la vague. L’horizon donnait l’impression de tressaillir, comme pour se débarrasser des deux pyramides de toile qui convergeaient l’une vers l’autre.

Il savait qu’elle arriverait aujourd’hui. Alors que les hommes du Styx s’affairaient aux bras et aux drisses, il savait déjà.

Neale le regardait, l’air abattu :

— Quels sont vos ordres, amiral ?

Bolitho se détourna et regarda la volée de signaux multicolores qui montaient à la vergue du Styx. Des signaux que l’on échange, deux bâtiments qui se retrouvent quelque part sur la carte. Pour l’équipage, c’était là une distraction bienvenue, mais aussi un renfort et de la puissance de feu supplémentaire.

— Mettez en panne quand vous voudrez, je vous prie. Signalez à la Phalarope… – il avait du mal à prononcer ce nom – … à la Phalarope, dites que je vais me rendre à son bord.

— Bien, amiral.

Bolitho emprunta sa lunette à l’aspirant de quart et se dirigea vers le bord au vent. Il ressentait profondément chacun de ses gestes, chaque battement de son cœur, comme un acteur qui va entrer en scène.

Il retint son souffle, attendit un instant que la mer se fût un peu calmée. Elle était là. Les vergues pivotaient déjà, on ferlait grand-voile et perroquets pour venir à la nouvelle route. Bolitho fit légèrement pivoter son instrument. Le boute-hors plongeait dans une grande gerbe, mais il eut le temps d’apercevoir la figure de proue qu’il connaissait si bien, l’oiseau doré qui chevauchait un dauphin.

Elle était toujours la même et avait pourtant changé. Il fronça le sourcil, reprit sa lunette et la pointa sur les passavants et les enfléchures où s’activaient des silhouettes qui ressemblaient à des insectes, puis sur la roue près de laquelle on distinguait les uniformes bleu et blanc des officiers.

Elle paraissait vieillotte, voilà le mot. Les pâles rayons du soleil caressaient sa poupe, Bolitho se souvint de la finesse de ses sculptures, dues à d’excellents artistes. Cela se passait au cours d’une guerre d’un autre temps. Les frégates récentes, comme le Styx, étaient moins ornées, moins majestueuses, elles étaient taillées pour la chasse et le combat.

Neale laissa sa lunette et lui dit d’une voix rauque :

— Par tous les diables, amiral, c’est comme si c’était hier. J’ai l’impression de me revoir comme j’étais alors.

Bolitho chercha Allday des yeux. Il se tenait près des filets de branle, ouvrait puis refermait les poings, le regard fixé sur la frégate à s’en faire pleurer. Et l’on aurait vraiment pu croire qu’il pleurait.

Il se contraignit à reprendre sa lunette. Elle était encore belle pour son âge et encore assez manœuvrante : elle avait réagi aux ordres de l’amiral exactement comme Bolitho l’avait fait lorsqu’il en avait pris le commandement, à Antigua.

— Mettez en panne ! cria Neale à Pickthom. Et affalez le canot !

— Voulez-vous que je vous accompagne, amiral ? lui demanda Browne.

— Si cela vous amuse, venez donc.

Browne avait l’air perplexe. Bolitho ajouta :

— Du moins si votre estomac vous le permet.

Allday se dirigea vers la coupée et attendit que le canot eût fait le tour des porte-haubans. Le maître d’hôtel personnel de Neale lui fit signe qu’il lui laissait sa place à la barre.

Bolitho assistait à la scène sans rien voir. Cela lui revenait de plein droit à bord du Styx et sans doute à bord de tous les bâtiments de son escadre.

Il salua les officiers et les fusiliers qui se tenaient à la coupée puis dit à Neale :

— Je vais aller la saluer de notre part à tous.

Que voulait-il dire exactement ? Pensait-il à Allday et à Neale, à Herrick qui était resté à Plymouth, ou à Ferguson, son maître d’hôtel, qui avait perdu un bras aux Saintes ? Ou songeait-il à tous ceux qui n’étaient jamais rentrés chez eux ?

Il s’installa dans la chambre, les pelles s’enfoncèrent dans l’eau et le canot poussa.

— Avant partout ! ordonna Allday.

Bolitho leva les yeux pour le regarder, mais Allday gardait les siens rivés sur le bâtiment. Ils avaient peut-être pressenti tous deux que cela arriverait. Maintenant que la chose était faite, ils ne parvenaient plus à en parler.

Bolitho déboutonna son manteau de mer et dégagea ses nouvelles épaulettes qui portaient les étoiles argentées d’amiral.

Ce n’était qu’un nouveau bâtiment qui venait renforcer une escadre étique, une escadre dont il était l’amiral. Il jeta un coup d’œil à Allday : il savait bien qu’il se mentait à lui-même.

Après les grincements des avirons, après les piqûres des embruns, le pont de la Phalarope était un havre de paix. Bolitho rajusta sa coiffure et adressa un bref salut à l’officier fusilier qui avait mis ses hommes en rangs pour l’accueillir.

— Capitaine de vaisseau Emes.

Une silhouette un peu frêle. Bolitho lui tendit la main. Il eut l’impression fugitive de quelqu’un de crispé et de las, au visage encore jeune mais marqué par les rigueurs du commandement.

— Je suis très honoré de vous recevoir à mon bord, amiral, commença Emes.

De nouveau, ce ton un peu pincé, un homme sur ses gardes, qui s’était préparé à cet instant.

— Encore que, j’en ai bien peur, vous deviez connaître la Phalarope infiniment mieux que moi.

Un voile passa dans ses yeux, comme s’il en avait déjà trop dit. Il se détourna un peu, mais, alors qu’il s’apprêtait à lui présenter ses officiers, on sentait qu’il avait l’esprit ailleurs, il cherchait si quelque chose n’était pas de travers et ne risquait pas de détonner dans le tableau.

Bolitho savait très bien que tout commandant tient à faire bonne impression sur son amiral, un homme qui peut aussi bien combler ses espérances que briser définitivement sa carrière. Mais il en savait assez sur Emes pour deviner que cela n’expliquait pas tout. Capitaine de vaisseau ancien à vingt-neuf ans, voilà qui était assez brillant et qui aurait dû lui donner une certaine assurance.

— Et vous devez également connaître mon second mieux que moi, reprit Emes, toujours un peu tendu.

Et il s’écarta pour observer sa réaction.

— Adam ! s’exclama Bolitho, si je m’attendais à cela !

Le lieutenant de vaisseau Adam Pascœ, qui ne faisait même pas ses vingt et un ans, avait l’air à la fois heureux et soulagé.

— Je… je suis désolé, mon onc… – il rougit – euh… amiral. J’ai été affecté à bord sans le moindre préavis et j’ai dû prendre le premier bateau pour l’Irlande.

Ils se regardaient : on eût dit deux frères bien plus qu’un oncle et son neveu.

Pascœ ajouta, en hésitant un peu :

— Lorsque j’ai connu mon affectation, j’ai honte d’avouer que je n’ai plus pensé à rien d’autre.

Bolitho alla serrer la main des second et troisième lieutenants, puis du pilote et du chirurgien et enfin du capitaine des fusiliers. Derrière eux se tenaient les aspirants et les officiers mariniers, puis la foule des marins, qui se pressaient, curieux. Ces derniers, nouveaux embarqués, étaient encore trop surpris de cette visite inattendue pour pouvoir prendre conscience de ce qui se passait réellement à la coupée.

Bolitho inspecta lentement le pont principal, les filins soigneusement pliés en glènes, les manœuvres étarquées. Il se souvenait encore de ce qu’il avait ressenti lorsqu’il avait embarqué pour la première fois à bord. Il s’éclaircit un peu la gorge :

— Faites rompre l’équipage, commandant, et prenez poste au vent du Styx.

Il ne remarqua même pas l’air surpris d’Emes et ordonna à Allday :

— Renvoyez le canot – il hésita : Vous restez ici.

Les marins et les fusiliers se dispersèrent dans une confusion soigneusement organisée, les sifflets se firent aussitôt entendre pour remettre en route. En moins d’un quart d’heure, Emes avait établi les voiles principales et les perroquets. On voyait bien que quelques-uns de ses hommes mettaient du temps à obéir et montraient même de la nonchalance, mais il était évident qu’ils avaient subi un rude entraînement depuis l’appareillage.

— Un beau bâtiment, amiral, remarqua Browne.

Il observait les silhouettes qui s’activaient, on entendait le martèlement des pieds nus tandis que les matelots halaient dur aux bras.

Bolitho s’avança sur le passavant du bord au vent, indifférent aux regards curieux des marins et essayant d’oublier Emes qui suivait derrière lui. Il s’arrêta soudain pour montrer quelque chose qu’il venait de remarquer sous l’autre passavant. Il comprenait maintenant pourquoi il avait trouvé du changement. Au lieu des douze-livres d’origine, des caronades trapues occupaient désormais les sabords. Tous les vaisseaux de guerre ou presque embarquaient quelques caronades, les « écrabouilleurs », comme les appelaient les marins avec une touche de respect. On les installait en général de chaque bord de l’étrave. Elles pouvaient vous expédier un énorme boulet qui explosait à l’impact en crachant une volée de mitraille capable de causer des ravages épouvantables sur une poupe sans défense. Mais elles ne constituaient jamais toute l’artillerie d’un vaisseau. Quelques années plus tôt, on avait pourtant fait l’expérience à bord d’une autre frégate, l’Arc-en-ciel, mais cet essai avait été décevant et même assez périlleux en combat rapproché.

— Elles étaient déjà en place lorsque j’ai pris mon commandement après le carénage, fit vivement Emes. J’ai cru comprendre que cela avait joué lorsque la Phalarope a été affectée à ce secteur – il lui montra la dunette : J’ai encore huit pièces de neuf livres, amiral.

Il semblait sur la défensive. Bolitho se tourna vers lui :

— L’amiral Sir George Beauchamp a précisé ses plans dans tous les détails, bien plus que je n’imaginais.

Mais Emes ne cilla même pas et il en conclut qu’il était dans l’ignorance la plus totale de ses ordres. Un aspirant cria :

— Signal du Styx, commandant !

— Je vais à l’arrière, grommela Emes – il semblait soulagé. Si vous voulez bien m’excuser, amiral.

Bolitho acquiesça d’un signe et se remit à marcher lentement sur le passavant. Il essayait de saisir des voix enfuies, il s’arrêtait brièvement sur les visages presque oubliés que lui rappelaient tous ces gens qui lui étaient inconnus.

C’était un beau bâtiment, bien entretenu, dont le commandant ne tolérait aucune fantaisie. Il avait peine à croire que Pascœ en fût le second. Le rêve de son neveu s’était concrétisé. Bolitho essaya d’en tirer du réconfort. Il se retrouvait là comme dans le temps, ou bien était-ce sa marque qu’il avait laissée là ?

— Tous ces écrabouilleurs, amiral, fit doucement Allday. Au combat, y a largement de quoi l’emporter au fond de l’eau.

Bolitho s’arrêta à l’avant du château et posa la main sur une lisse patinée.

— C’est ici que vous vous trouviez aux Saintes, Allday.

Allday balaya du regard le pont incliné.

— Oui, amiral. J’étais là et y en avait quelques autres – sa voix se fit plus forte, comme s’il surmontait sa mélancolie. Morbleu, on avait les Français aux trousses ce jour-là, c’est moi qui vous le dis ! J’ai vu le second tomber, puis le second lieutenant en a fait autant. Mr. Herrick, le jeune Mr. Herrick qu’il était en ce temps-là, il a pris leur place. Et plus d’une fois, j’ai bien cru que mon heure était venue – Bolitho était devenu grave. Et puis j’ai vu votre maître d’hôtel tomber à son tour, le vieux Stockdale – il hocha la tête, ému. Il s’occupait à vous protéger des tireurs d’élite qui vous visaient dans le dos, voilà ce qu’i’f’sait.

Bolitho hocha la tête, tous ces souvenirs remués étaient encore douloureux. Et, chose qui les rendait pires encore, il n’avait même pas vu Stockdale mourir en le défendant.

Allday sourit, mais cela lui donnait l’air encore plus triste.

— C’est là que j’ai compris que si vous seriez encore vivant le soir, c’est moi qui serais votre domestique à sa place. Vous d’mande pardon, amiral, j’ai beaucoup regretté depuis, mais…

Pascœ grimpait l’échelle.

— Le commandant m’a demandé de vous servir de guide, amiral – il sourit timidement. J’imagine qu’il a un peu vieilli.

Bolitho se tourna vers l’arrière et vit Emes dont la silhouette se découpait sur le fond du ciel. En le regardant, il se demanda soudain s’il ne connaissait pas quelque secret qu’il ne pût partager. C’était probablement injuste, mais il fallait qu’il sache.

— Avez-vous vu Mrs. Laidlaw, Adam ?

— Non, amiral. Je suis parti avant son retour – il haussa les épaules. Je lui ai laissé une lettre, naturellement.

— Merci.

Il était heureux d’avoir parlé de son père à Pascœ. Sinon…

Comme s’il lisait dans ses pensées, Adam reprit :

— Lorsque mon père a combattu contre nous pendant la guerre d’indépendance, il a attaqué ce bâtiment. J’y ai souvent pensé, j’ai essayé d’imaginer ce que cela avait pu être pour vous et pour lui.

Il observa un instant Bolitho, un peu anxieux, puis finit par lâcher :

— Peu importe, mon oncle, je voulais embarquer à son bord. Je serais venu même pour y être enseigne.

Bolitho lui prit le bras.

— J’en suis heureux… – il regarda le pont – … pour vous deux.

Un aspirant arriva en courant et le salua :

— Le commandant vous présente ses respects, amiral, il y a un signal pour vous.

Mais là-bas, sur la dunette, Emes semblait toujours aussi insensible à ce qui se passait.

— Le Styx a aperçu un brick dans le suroît, amiral.

Il leva les yeux, visiblement irrité, en entendant sa propre vigie qui rendait compte avoir aperçu une voile bizarre :

— Il doit être aveugle, celui-là !

Bolitho détourna les yeux pour ne rien lui montrer. Il savait que Neale avait coutume d’envoyer en haut une vigie ou un aspirant, muni d’une puissante lunette, dès que la visibilité s’y prêtait.

Emes réussit à contenir son exaspération.

— Voudriez-vous vous donner la peine de descendre, amiral ? Un peu de bordeaux peut-être ?

Bolitho le regarda tranquillement : Emes avait peur de lui, il était mal à son aise.

— Merci. Signalez au Styx d’aller voir, je vous prie, pendant que nous prendrons un verre.

La chambre, tout comme le reste du bâtiment, était propre et nette, mais rien ne dénotait la moindre touche personnelle de son occupant.

Emes s’activa à chercher des verres et Bolitho se dirigea vers les fenêtres aux vitres salies de sel, laissant revivre ses vieux souvenirs.

— Le jeune Mr. Pascœ est digne de tous les éloges, amiral.

Bolitho le regarda par-dessus son verre.

— Si tel n’était pas le cas, je ne vous demanderais aucune faveur, commandant.

Cette réponse directe emplit Emes de confusion.

— Je vois, amiral, je comprends. Mais je sais très bien ce que racontent les gens, ce qu’ils pensent.

— Et à votre avis, je pense quoi ?

Emes commença à arpenter la chambre.

— La flotte manque tellement d’officiers expérimentés, amiral, et à moi, qui suis capitaine de vaisseau ancien, on m’a donné le commandement de ce vieux bâtiment.

Il jeta un coup d’œil à Bolitho pour voir s’il n’était pas allé trop loin, mais, constatant qu’il se taisait toujours, il reprit de façon plus véhémente :

— C’était un beau bâtiment et, lorsque vous le commandiez, il s’est particulièrement distingué.

Il regardait ailleurs, abattu, comme pris au piège.

— A présent, il est vieux, les membrures et le bordé sont usés par des années de séjour au port. Mais, à cause de ce qu’il a été, je suis heureux de le commander – il fixa Bolitho droit dans les yeux. Reconnaissant serait plus exact.

Bolitho posa lentement son verre.

— Maintenant, je me souviens.

Il avait été si occupé par ses propres soucis, si ému du retour de ce bâtiment autrefois sous ses ordres qu’il n’avait pas pensé à son commandant. A présent, tout lui revenait brusquement, comme un coup de poing jailli de l’obscurité. Le capitaine de vaisseau Daniel Emes, de la frégate Abdiel, qui était passé en cour martiale un an plus tôt. Il aurait dû s’en souvenir. Emes avait rompu le combat avec un ennemi supérieur en nombre, à quelques lieues à peine de l’endroit où ils se trouvaient. En agissant ainsi, il avait permis la capture d’un autre bâtiment britannique. A en croire la rumeur qui courait, seuls la promotion d’Emes au grade de capitaine de vaisseau alors qu’il était encore jeune et ses états de service antérieurs l’avaient sauvé de l’oubli et de la disgrâce.

Quelqu’un frappa à la porte, Browne passa la tête. Il était tout pâle.

— Je vous demande pardon, amiral, mais le Styx vient de signaler qu’il est au contact. Le brick arrive de l’escadre du sud avec des dépêches – il jeta un rapide coup d’œil à Emes, qui avait les traits défaits. Il semble que ce brick a hâte de nous parler.

— Je rentre directement à bord du Styx.

Tandis que Browne se retirait, Bolitho ajouta lentement :

— La Phalarope était un bâtiment tout neuf lorsque j’en ai pris le commandement, mais on y était plus heureux, et de beaucoup, qu’à présent. Vous vous dites peut-être qu’elle est trop vieille pour ce qu’on lui fait faire. Vous pouvez également juger qu’elle n’est pas assez belle pour un officier qui possède vos talents et votre expérience.

Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

— Je ne veux pas parler du passé, mais je jugerai sur l’avenir. Pour ce qui me concerne, vous êtes l’un de mes commandants – il le regarda dans les yeux : Le passé est enterré.

Il eut l’impression que les cloisons de la chambre lui renvoyaient chaque mot. Mais il lui fallait faire confiance à Emes, afin qu’il lui fît confiance à son tour.

Emes conclut d’une voix lourde :

— Merci de ce que vous venez de me dire, amiral.

— Avant que nous retrouvions les autres, un mot, commandant. Si vous deviez vous retrouver dans la situation qui vous a conduit devant une cour martiale, que feriez-vous ?

Emes haussa les épaules.

— Je me suis posé la question des milliers de fois, amiral. A dire vrai, je ne suis pas sûr de la réponse.

Bolitho lui prit le bras. L’homme était tendu, on sentait sa faiblesse sous la cuirasse des épaulettes.

— Si vous m’aviez répondu autrement, lui dit-il en souriant, je ne vous aurais pas cru et je vous aurais fait chercher un remplaçant par le prochain courrier !

Un peu plus tard, les deux frégates faisaient route de conserve en formation serrée. Au loin, le brick envoyait de la toile. Bolitho, debout à la lisse de dunette, contemplait le pont.

Tant de choses s’étaient passées ici et avaient manqué se terminer là. Il entendait Emes qui donnait des ordres, de cette même voix tendue. Un homme compliqué qui devrait faire un choix difficile s’il se trouvait placé dans les mêmes circonstances.

— Eh bien, amiral, lui dit Allday, à quoi songez-vous donc ?

— Je suis content qu’il soit revenu, lui répondit Bolitho en souriant. Il n’y a plus guère de vétérans, de nos jours.

 

Bolitho attendit que les verres fussent remplis. Il essayait de contenir son excitation. La chambre de poupe du Styx semblait douillette et toute contente de se trouver là. Les lanternes de plafond répandaient une douce lumière, la coque craquait et grinçait. Bolitho devinait que la mer était plus calme et que le maître pilote avait vu juste : le vent avait viré au noroît.

Il observait le petit groupe et, bien qu’il fît nuit derrière les fenêtres, on distinguait les deux autres frégates qui suivaient en ligne de file, tandis que leurs commandants attendaient ici son bon plaisir. Seul le jeune commandant du Rapide manquait à l’appel, il patrouillait quelque part dans le nordet, paré à jaillir et à alerter ses conserves si les Français tentaient une sortie sous le couvert de l’obscurité.

Que penseraient leurs parents, leurs familles, s’ils voyaient leur progéniture cette nuit-là ? Duncan, de l’Epervier, avec sa tête carrée et rougeaude, en train de raconter une blague pour la plus grande joie de Neale, une histoire à dormir debout avec la femme d’un magistrat de Bristol. Emes, de la Phalarope, sur ses gardes mais très maître de soi, qui se contentait d’écouter et d’observer. Browne, penché par-dessus les grosses épaules de Smith, le secrétaire de Neale, qui lui racontait on ne sait quoi.

A bord des trois frégates de la petite escadre de Bolitho, les seconds devaient se demander ce qui allait sortir de cette conférence. Que pouvaient-ils en attendre, chacun pour ce qui les concernait ? Promotion, mort, commandement même si leur seigneur et maître venait à disparaître ?

Le secrétaire se redressa et sortit de la chambre sans dire un mot.

Bolitho écoutait le murmure de l’eau autour du safran, les claquements assourdis des drisses, les bruits de pas d’un veilleur. Tout ce qui fait un bâtiment, un être vivant.

— Messieurs ! A votre santé !

Bolitho s’assit à la table et déplia une carte. Les trois bâtiments se trouvaient devant l’estuaire de la Loire, mais tout était calme. Les vaisseaux britanniques, qu’ils fussent seuls ou en groupe, avaient effectué cette manœuvre des milliers de fois pour bloquer la flotte française, pour couper ses précieuses lignes de ravitaillement et de communication.

Le brick qui avait pris contact dans la journée avec le Styx devait déjà être loin dans le nord, en route pour l’Angleterre. Il portait des dépêches envoyées par l’amiral commandant l’escadre du Sud, des renseignements supplémentaires qui pourraient au bout du compte être utiles aux cerveaux de l’Amirauté.

Mais, comme il était de coutume dans cette zone, le commandant du brick avait reçu consigne de prendre contact avec tous les officiers généraux qu’il pouvait trouver sur son passage. Une vigie à l’œil particulièrement perçant avait permis à Bolitho d’en profiter.

— Vous connaissez tous vos ordres sur le bout du doigt, commença-t-il, vous savez la raison véritable pour laquelle nous sommes ici.

Il voyait devant lui tous ces visages attentifs. Jeunes, l’air sérieux, tous au courant des conversations de paix secrètes, conscients aussi que la paix pouvait également signifier pour eux la fin de tout espoir d’avancement. Bolitho comprenait très bien tout cela. Dans l’intervalle entre deux guerres, il avait été l’un des rares chanceux à qui l’on avait donné un bâtiment quand une majorité d’officiers s’était fait rejeter sur le rivage comme autant d’indigents.

— Voici une semaine, deux de nos patrouilles dans le sud sont tombées sur un navire de commerce espagnol et ont essayé de s’en emparer. Pourtant, avec seulement quelques boulets dans la coque et sa cargaison désarrimée pour faire bonne mesure, il a commencé à chavirer. L’équipe de prise a tout juste eu le temps de saisir quelques papiers et de découvrir que les cales étaient pleines, pour l’essentiel, de pierres de taille. Au prix de quelques encouragements, le maître espagnol du navire a fini par admettre qu’il venait livrer le tout dans cette zone – il posa un doigt sur la carte : Ici, à quinze lieues au sud de notre position, l’île d’Yeu.

Comme il s’y était attendu, leur excitation avait laissé la place à de la déception. Il décida de ne pas jouer plus longtemps avec leurs nerfs.

— Cet Espagnol a déclaré qu’il avait fait relâche à plusieurs reprises dans l’île et que, à chaque fois, il avait débarqué un chargement de pierres – il prit les pointes sèches et leur fit traverser la carte. Il a également déclaré que le mouillage était rempli de petits navires que l’on venait de construire et d’armer. Il n’avait aucune idée de ce à quoi ils pouvaient bien servir, jusqu’à ce qu’on lui eût montré quelques plans d’embarcations de débarquement françaises, celles qui sont rassemblées dans les ports de la Manche.

Il hocha la tête en voyant que cela réveillait immédiatement leur intérêt.

— C’est toujours la même histoire. Tandis que nous surveillons Belle-Ile et Lorient, l’amiral mettra en branle ses flottilles de canonnières et de galiotes dès qu’on lui indiquera qu’il peut le faire en sûreté.

Duncan ouvrit la bouche, puis la referma.

— Duncan, avez-vous une question ? lui demanda Bolitho.

— Ces pierres, amiral. Je ne vois pas à quoi elles peuvent bien servir. Même les bâtiments en construction n’ont pas besoin de tant de lest pendant qu’on achève l’armement et, de toute manière, il y en a plus qu’il ne faut dans les chantiers, à proximité immédiate.

— Il est possible qu’en mettant leurs bâtiments si près de terre ils préfèrent utiliser ces pierres comme lest jusqu’à ce qu’on termine de les armer à Lorient ou à Brest. On pourrait imaginer qu’ils les débarquent ensuite pour construire des fortifications ou de petites batteries. Cela ne serait pas stupide et aurait l’avantage de ne pas attirer l’attention autant que les mouvements de gros bâtiments dans notre zone. Pendant tout ce temps, nous avons surveillé le mauvais secteur, mais à présent, messieurs, nous savons et j’ai l’intention d’agir en conséquence.

Neale et Duncan échangèrent de larges sourires, comme s’ils avaient déjà pris part à cette mission, s’étaient battus et l’avaient emporté. Emes intervint d’une voix égale :

— Mais sans renforts supplémentaires, amiral, cela ne va pas être facile. Je connais l’île d’Yeu, je connais le chenal étroit qui la sépare du continent. C’est un mouillage facile à protéger et difficile à attaquer.

Puis il reprit son masque tandis que les autres le regardaient comme s’il venait de proférer quelque horrible blasphème.

— C’est juste – Bolitho posa ses mains à plat sur la carte. Nous allons créer une diversion. Les Français ne s’attendront pas à subir un raid dans des eaux aussi resserrées, alors qu’ils nous attendent ailleurs, là où ils s’attendent à nous voir.

Il se tourna vers Browne qui, depuis plusieurs minutes déjà, essayait d’attirer son regard.

— Oui ?

— Eh bien, amiral, si nous attendons les renforts comme Sir George Beauchamp l’avait désiré dans son plan initial, il est sûr que nous augmenterons nos chances de succès. Ou bien, si le brick revient avec de nouveaux ordres qui contredisent ceux que nous avons pour le moment, nous en serons réduits à ne rien faire du tout.

Duncan explosa :

— Ne rien faire, mon garçon ? Mais que dites-vous là ?

— Je note votre remarque, fit Bolitho en souriant.

Tout comme Herrick et Allday, Browne essayait de le protéger. S’il attaquait et échouait, on mettrait sa tête sur le billot. S’il se retirait, personne ne lui en ferait grief, mais il aurait déçu à jamais la confiance que Beauchamp avait placée en lui. Il reprit tranquillement :

— Si la paix doit être signée, ses termes doivent être établis de manière honnête et équitable, pas sous la menace d’une invasion. Si la guerre doit reprendre plus tard, nous devons nous assurer que notre peuple ne pourra pas être pris en traître dès que le traité aura été déchiré. Je ne crois pas avoir le choix.

Duncan et Neale approuvèrent fermement ces propos, mais Emes se contenta d’ôter un bout de fil qui traînait sur sa manche, sans rien montrer de ses sentiments.

Dans le silence, Bolitho entendait seulement le grattement de la plume de Smith sur le papier et son propre cœur qui battait contre ses côtes.

Il ajouta :

— J’ai vu trop de bâtiments perdus, trop de vies détruites, pour faire semblant de ne pas voir quelque chose qui peut être important, vital même, pour notre avenir. Je vous suggère de retourner à vos devoirs, messieurs, et je m’appliquerai à faire le mien.

Comme les trois commandants quittaient la chambre, Bolitho dit à Browne :

— Merci d’avoir tenté de me protéger, Oliver. Mais nous n’avons jamais eu le choix. Même sans ces renseignements tout frais, j’aurais été contraint d’agir. Au moins, je sais à quel endroit le faire. Quant au « comment », cela risque d’être un peu plus long.

Browne fit un sourire, touché de la confiance que lui accordait Bolitho et du fait qu’il l’eût appelé par son prénom.

Lorsque Bolitho sortit de son silence, sa voix était préoccupée, distante.

— Et quelque chose me trouble…

Il songeait à Emes, qui se sentait écarté, plein de rancœur, à son neveu, Adam, si content d’avoir réalisé son rêve, et à la jeune femme de Falmouth.

— Lorsque j’aurai découvert ce qu’il en est, je serai peut-être plus tranquille.

Si du moins je n’ai pas déjà attendu trop longtemps.

 

Victoire oblige
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-14]Victoire oblige(1981).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html